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Susan apprend à Emily la surnaturelle insuffisance de tout amour. En retour Emily apporte à Susan l'amplitude que donne à la vie le fait de la penser et de l'écrire. Elle lui montre ses poèmes. L'un d'eux, évoquant les morts dans la salle d'attente de la résurrection – leur « chambre d'albâtre » – est réécrit après la critique de Susan. Celle-ci est dans les poèmes nommée, entre autres, Cléopâtre, Goliath, Vésuve, Éternité – et, dans trois poèmes érotiques, Poupée. Le génie de Susan est de laisser venir à elle des milliers de noms d'amour sans en chasser un seul et sans non plus vraiment répondre. Dans cette absence d'écho l'âme d'Emily se galvanise, comme un enfant qui depuis sa chambre noire appellerait en vain sa mère et finirait par s'éblouir de ses propres larmes.
En juin 1852 Emily écrit à Susan qui séjourne alors à Baltimore, une lettre dans laquelle elle glisse des violettes. Le facteur est le père d'Emily qui passe par Baltimore pour se rendre à la convention de son parti. Edward imagine transmettre une lettre de jeune fille, quelque chose de vaporeux et d'inutilement byzantin. Son puritanisme l'aveugle. Entre les mains du maître d'Amherst, quelques feuillets d'or brûlant avec, sur l'enveloppe qui les protège, ces mots écrits au crayon par Emily : « Ouvre-moi très doucement. »
Trois enfants viennent à Susan malgré elle. Le premier, Ned, est épileptique, comme si le tremblement d'effroi devant la pauvreté, que la mère avait enterré au fond de son âme, était revenu secouer la chair du fils. Austin donne à un cheval de son écurie le même nom que le garçon : l'alezan clair et souple le dédommage du chagrin d'avoir engendré un enfant grelottant comme les feuilles sèches au bout des branches, en automne. Cette naissance provoque un premier éloignement d'Emily, à peine perceptible – une buée sur un miroir. Ses lettres continuent de battre des ailes devant les fenêtres de Susan – des milliers de mots doués d'une vie impérieuse, suppliants et altiers.
Chaque voyage de Susan donne la fièvre aux phrases d'Emily. « La prochaine fois je te garderai dans un cercueil, je t'enterrerai dans le jardin et je demanderai à un oiseau de surveiller le coin. » Bien sûr, cela ne servirait à rien : aucun lien ne demeure immobile, pas même celui que nous nouons avec les morts.
L'amour entre les deux femmes irrésistiblement se fissure mais le vase d'or, même ébréché, recueille toujours l'eau d'une parole limpide. Apprenant qu'un après-midi Susan est passée dans sa maison sans l'appeler, Emily s'écrie : « Je serais sortie du paradis pour t'ouvrir, si j'avais su que tu étais là. »